24 novembre 2015 / Vincent Reuss

Pourquoi moi ?

L’homme ouvrit les yeux avec difficulté, releva la tête de la table sur laquelle il s’était affaissé. Le geste parut lui demander un immense effort, et il porta les mains à son visage pour le soutenir. Il bailla puis frotta sa joue contre son épaule gauche, avant de s’étirer de tout son long. Il bailla à nouveau. Un sourire d’aise se dessina sur ses lèvres lorsqu’il se redressa contre le dossier de sa chaise avant de s’abandonner, dans une longue expiration, à l’apaisement du demi-sommeil qui précède le réveil.

Il était tout de blanc vêtu, avec une chemise légère et un pantalon très ample. Il posa petit à petit le regard autour de lui et découvrit la pièce dans laquelle il se trouvait. Elle était d’une blancheur éclatante, aux murs comme au sol ou au plafond, spacieuse sans être immense. Hormis la table sur laquelle il était maintenant accoudé et la chaise sur laquelle il était assis, il y avait pour seul autre meuble une seconde chaise qui lui faisait face. Son regard s’attarda sur un plateau en bois, posé sur la table. Il y avait là de quoi manger et boire pour un homme affamé. Il n’hésita pas longtemps avant de le tirer devant lui, et d’engloutir avec envie les brioches et confitures présentées.

Il ne fit pas attention à la petite musique qui commençait à jouer dans son dos, et qui montait crescendo comme des gazouillis d’oiseaux sentant le soleil du printemps au-dehors. Il constata par contre, amusé, que le pan de mur face à lui prenait une teinte plus foncée. Le dessin de longues herbes d’un vert tendre apparut alors, animé par la brise d’un projecteur qu’il ne voyait pas. Il s’y attarda un instant, à peine interloqué, avant de continuer à manger avec un peu plus de calme maintenant.

Quand il fut enfin rassasié, il repoussa son plateau comme pour se lever. C’est à ce moment là que se matérialisa, dans la paroi sur sa droite, une porte qui s’ouvrit dans la seconde qui suivi. Un homme en sorti aussitôt, de manière si vive qu’on eu dit qu’il avait été propulsé en force. Il se stabilisa et s’arrêta à deux mètres du premier homme, qui avait stoppé son geste et été resté assis. Le nouveau venu resserra sa cravate rouge et ajusta la veste de son costard, qui semblait lui allait un peu trop grand. Puis il tendit la main vers l’homme en blanc, qui interloqué, mis un temps avant de la lui serrer en retour.

― Bonjour ! commença l’homme à la cravate rouge
― … bonjour.
― Vous savez qui je suis n’est-ce pas ?
― Je n’ai pas le souvenir de vous connaître.
― Bien sûr, vous ne me connaissez pas, mais vous savez qui je suis ?

L’homme en blanc ne répondit pas tout de suite, il sembla se perdre dans ses pensées et dans la contemplation des herbes toujours en mouvement sur le mur face à lui. Son interlocuteur le laissa à ses pensées, sans cesser de le regarder fixement dans un demi-sourire de politesse. Et il vit alors, à mesure que les secondes s’écoulaient, le visage de l’homme en blanc devenir livide et être tiré par des traits d’angoisse.

Il bondit soudain sur ses jambes, et se précipita contre le mur, à la recherche de la porte qui s’était ouverte précédemment pour accueillir l’homme au costard. Mais elle s’était aussitôt refermée et il n’y en avait plus trace à présent. Il continuait pourtant à chercher désespéramment, et poussait des grognements inintelligibles. Il commença à tambouriner sur les murs puis à chercher une issue ailleurs, en se jetant épaule la première contre chaque recoin de la pièce.

Les deux hommes étaient en totale opposition, l’un dans un délire d’angoisse claustrophobique, l’autre dans un calme absolu, à peine empreint d’un début d’impatience. Et ils s’ignorèrent ainsi plusieurs minutes, jusqu’à ce que l’homme à la cravate rouge reprennent la parole :

― Allons, calmez-vous monsieur !
― Non ! Non, ce n’est pas possible ! Non, ce n’est pas possible ! répondit l’homme en blanc d’une voix affolée
― Bon, au moins vous savez qui je suis.

Les gazouillis musicaux, toujours en arrière-plan, continuaient à jouer tranquillement, insensibles à ce qui se jouait dans la pièce. Ou au contraire peut-être, trop sensible à tout cela, forçant la voix pour retomber par l’ignorance dans leur langueur initiale.
L’homme en blanc s’était effondré dans un coin de la pièce, la tête entre les genoux. Il avait le souffle court et laissait échapper quelques sanglots, tandis que ses doigts étaient agités de tics nerveux irréguliers.

L’homme à la cravate rouge vint se mettre à côté de lui, et d’une voix apaisée tenta de le raisonner :

― Allons, vous saviez que cela pouvait arriver, n’est-ce pas ? Vous y étiez préparé, comme tout le monde. Si vous avez été choisi ce n’est pas par hasard. Vous êtes parfaitement apte, tout le monde vous a fait confiance. Venez avec moi maintenant, nous avons à faire.

Il essaya de redresser l’homme en blanc en le soutenant par le bras, mais celui-ci le repoussa sèchement et se releva tout seul. L’homme au costard alla donc s’asseoir sans plus dire un mot, et fut bientôt rejoint par l’homme en blanc, qui après avoir traîné des pieds, s’accommoda lui aussi à la table. Les deux hommes étaient maintenant face à face.

― Pourquoi moi ? éclata soudain l’homme en blanc.
― Et bien vous avez été choisi, je crains de ne pouvoir vous en dire plus.
― Mais pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’ai-je fait de mal ? continua l’homme en blanc, en se prenant la tête à deux mains avant de s’affaler sur la table.
― Vous n’avez rien fait de mal, vous avez simplement était choisi. Entendez bien ce que je dis, choisi. C’est un honneur qu’on vous a fait. Vous devez l’accepter et en faire quelque chose maintenant, lui répliqua l’homme à la cravate rouge.
― Mais enfin pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi moi ?
― Vous n’êtes pas obligé de le comprendre, mais vous êtes obligé de l’accepter pour continuer, répondit enfin d’une voix ferme l’homme au costard.

Cette dernière réplique mis fin de manière abrupte au dialogue qui s’était instauré. L’homme en blanc était toujours agité sur sa chaise, il tournait la tête de part et d’autre et gesticulait nerveusement. L’homme à la cravate rouge fixait intensément son vis à vis, et quand il le jugea suffisamment en paix avec lui-même, il poursuivit :

― Quand cela commencera, respirez profondément, calmez-vous, évacuez toute peur ─ ce ne sera plus à vous d’avoir peur. Tenez-vous bien droit, ayez une attitude la plus neutre possible, soyez ferme. N’oubliez pas qui vous êtes et quel est votre rôle là dedans. Maintenant déshabillez-vous.

L’homme en blanc se leva et s’exécuta, avec des mouvements lents et machinales. Il avait les yeux dans le vague, et une attitude de résignation complète. Il ôta bouton après bouton sa chemise, dans une mollesse irritante pour l’homme à la cravate rouge, qui entreprit à son tour de se déshabiller.

Quand ils se retrouvèrent tout deux en sous-vêtement, ils se rapprochèrent l’un de l’autre, et dans ce qui semblait être un protocole solennel profondément ancré en eux, ils s’échangèrent leur tenue. Puis ils se rhabillèrent, sans un mot. L’homme à la cravate rouge devint l’homme en blanc, et l’homme en blanc devint l’homme à la cravate rouge.

Quelques secondes à peine après cet échange, la porte qui s’était ouverte pour laisser entrer l’homme à la cravate rouge s’ouvrit à nouveau. Le nouvel homme à la cravate rouge, à qui le costard allait bien mieux qu’à son prédécesseur, passa la tête dans l’ouverture, avant d’entrer d’un pas mal assuré dans le couloir s’ombre qui s’ouvrait à lui. Dans son dos, le nouvel homme en blanc s’était relâché complètement sur la chaise, et goûtait au plaisir du devoir accompli.

L’homme à la cravate rouge sentit après quelques pas la porte se refermer derrière lui. Il faisait très sombre, et il progressa à tâtons sur quelques mètres. Soudain, il sentit des bras l’empoigner fermement sous chaque épaule, et le traîner subitement vers l’avant. Après un cri de surprise, il se reprit et se redressa sur ses pieds. Il ne chercha pas à se débattre ou à fuir. L’obscurité était totale, et il n’avait aucun repère, si ce n’était ces bras qui le soutenaient.
Après un petit moment de marche où il tourna plusieurs fois à droite et à gauche, il vit une lumière vive apparaître devant lui, aussi brusquement que l’ombre lui était apparu tout à l’heure. Et à peine eut-il distingué cette lumière qu’il fut ardemment projeté par la porte qui s’ouvra pour lui.

Du regard, il balaya rapidement la pièce dans laquelle il était arrivé, réajusta sa cravate et son costard qui avaient été malmenés dans le couloir, puis tendit la main à un homme tout de blanc vêtu qui semblait surpris de son irruption soudaine.

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